Commençons par un cas pratique. Vous avez 34 ans, une personne dans votre vie dont vous partagez les sentiments, sauf que vous avez la sensation que quelque chose cloche dans votre relation.
Comme vous n’arrivez pas à croire que l’on puisse vous aimer, les déclarations d’amour de votre conjoint·e entraînent des réactions négatives de votre part, et vous semblez repousser la personne aimée quand le temps de l’engagement est venu.
Bref, vous avez tout pour nager dans le bonheur mais la machine est grippée, comme si vous ne saviez pas aimer ou être aimé·e. Dans ces moments-là, les spécialistes ont coutume de dégainer la carte de la théorie de l’attachement.
Capital d’amour
Il n’y a pas de formule scientifique ou de concepts compliqués pour expliquer la théorie de l’attachement.
Formalisée par le psychiatre et psychanalyste John Bowlby dans des publications datant de 1958 puis dans des livres publiés entre 1969 et 1982, basée sur les travaux de Winnicott, Lorenz et Harlow, elle énonce que devenir un·e adulte avec des capacités sociales et émotionnelles normales nécessite d’avoir été un enfant ayant développé une relation d’attachement avec au moins une personne qui prenait soin de lui de façon cohérente et continue.
L’enfant se lie à une « figure d’attachement », souvent parentale. Il cherche la sécurité et le contact, et la personne en face répond à ses besoins avec bienveillance.
Au début de la vie, on parle seulement de soins basiques comme être lavé, nourri, câliné ou voir ses douleurs (dentaires ou digestives) prises en charge et soulagées. Pendant l’enfance, il est question de valorisation, de relation de confiance et de respect, de considération pour la place de l’enfant et de l’adulte.
La théorie de l’attachement, en fait, revient à affirmer que nous ne naissons pas tous et toutes avec le même capital d’amour, cette faculté à aimer et être aimé·e qui peut être appauvrie et entachée par des soins de piètre qualité ou un mauvais traitement des adultes en charge.
Forward, la référence
La psychothérapeute américaine Susan Forward a basé une grande partie de son travail sur les conséquences des déficiences parentales. Dans son livre Parents toxiques, elle écrit: «Que des adultes élevés par des parents toxiques aient été battus quand ils étaient petits, ou laissés trop souvent seuls, ou abusés sexuellement, ou considérés comme idiots, surprotégés ou accablés de culpabilité, ils manifestent presque tous des symptômes similaires: amour propre blessé, tendance à un comportement auto-destructeur. D’une façon ou d’une autre, ils ont presque tous l’impression de n’avoir aucune valeur, aucune capacité et ils se sentent indignes d’être aimés.»
Là où la théorie de l’attachement est capitale, c’est qu’elle s’appuie sur des éléments de l’enfance pour expliquer des comportements et des sentiments d’adultes.
Un enfant qui aura reçu des soins, de la tendresse, de l’amour ainsi que le soutien nécessaire pour devenir autonome de la part d’au moins l’un de ses parents aura plus de facilité par la suite à développer un sentiment de confiance envers les autres et son univers. Il aura également une aptitude plus importante à développer des relations durables, ce dont il pourra se servir pour son éventuelle parentalité à venir.
De l’autre côté du spectre, on peut désormais analyser pourquoi, parfois sans avoir vécu d’événement traumatique, certaines personnes souffrent de problèmes paralysants de confiance en soi ou de ce qui ressemble à des difficultés à aimer.
Dans Ces mères qui ne savent pas aimer, Susan Forward évoque spécifiquement le cas de la relation entre les mères et leurs filles: «C’est en s’identifiant à leur mère et en tissant leurs liens avec elle que les jeunes filles définissent leur féminité naissante. Mais quand ce processus vital est distordu, parce qu’une mère est maltraitante, critique, étouffante, déprimée, négligente ou distante, ces jeunes filles se retrouvent à lutter seules pour essayer de construire une image solide d’elles-mêmes et de faire leur place dans le monde. Il leur vient rarement à l’esprit que leur mère n’était pas aimante ou, dans les cas extrêmes, qu’elle était malveillante. C’est trop dur à admettre, et concevoir cette éventualité entraîne une vive anxiété chez les enfants, dont la survie est si étroitement liée à leur gardienne vitale. Il est beaucoup plus sûr, pour une petite fille, de croire que “s’il y a quelque chose qui cloche entre nous, c’est parce qu’il y a quelque chose qui cloche chez moi”.
La psychothérapeute développe ce point un peu plus loin : « Une petite fille qui a été critiquée, ignorée, maltraitée ou étouffée par une mère mal-aimante devient une adulte qui se dit qu’elle ne sera jamais à la hauteur ni digne d’être aimée, qu’elle ne sera jamais assez intelligente, assez jolie ou assez acceptable pour mériter la réussite et le bonheur. Parce que si tu étais vraiment digne de respect et d’affection, murmure une voix en elle, ta mère en aurait eu pour toi. »
Plutôt que de se contenter d’un simple constat, qui serait terriblement injuste pour les enfants issus de parents mal-aimants, Susan Forward propose un travail visant à reconstruire cette confiance en soi, d’abord par la prise de conscience, ensuite par la mise en place d’outils, principalement de dialogue.
Objectif : permettre aux personnes souffrant de relations abusives avec leurs parents de retrouver leur place, de regagner leur pouvoir et de rebâtir peu à peu leur confiance en elles.
La spécialiste est claire sur un point : on ne change pas un parent mal-aimant. Mais l’enfant devenu adulte, lui, peut toujours s’en sortir avec le bon accompagnement et devenir un parent équilibré.
La théorie de l’attachement ne se résume donc pas à des observations fatalistes, elle est un moyen de comprendre et d’orienter des adultes en souffrance. Car le capital d’amour et de confiance entaché pendant l’enfance peut toujours se reconstruire.
Tsunamis de sentiments
Héros du film Himizu de Sono Sion, le jeune Yuichi Sumida a été contraint de grandir plus vite qu’il n’aurait dû. Adolescent, il gère l’entreprise familiale de location de bateaux et tente de faire son trou entre une mère alcoolique qui ramène ses amants à la maison et un père accro au jeu qui lui répète sans arrêt qu’il n’aurait pas dû naître.
Alors quand le jeune homme est aimé par Keiko Shazama, une camarade de classe, il ne peut réagir que par la violence. La jeune fille se sent néanmoins investie d’une mission et pense qu’aimer Yuichi, c’est aussi lui apprendre à s’aimer et à vivre.
Si ce drame japonais s’inscrivant dans l’après-tsunami de mars 2011 résout ses conflits par les cris, les larmes et le sang, le comportement du jeune homme est bien symptomatique de dysfonctionnements parentaux dès la petite enfance.
Ce raz de marée de sentiments est comme une plongée dans l’affect abîmé de Yuichi Sumida, qui ne rêve rien tant que de se faire tout petit, de cesser presque de vivre, pour ne plus souffrir. Si aimer lui fait si mal, c’est parce qu’il s’agit d’un sentiment qu’il n’a jamais connu. Mais sa reconstruction ne peut venir que de la confrontation et de l’acceptation de sa souffrance, comme le décrypte Susan Forward dans ses livres.
Le réalisateur belge Felix van Groeningen a abordé des thématiques semblables dans La Merditude des choses, adaptation d’un roman de Dimitri Verhulst. Son personnage principal est un homme adulte qui semble rejeter à la fois sa place d’homme aimé et aimant et sa future place de père, le tout à cause d’une enfance passée dans un monde où l’alcoolisme faisait loi.
Ces films et les analyses des thérapeutes convergent vers les mêmes conclusions : pour faire table rase de son enfance où l’on a été mal-aimé·e, il faut d’abord faire un travail sur soi, apprendre à se détacher de sa culpabilité d’enfant, voire couper les ponts avec ses parents mal-aimants.
Il s’agit ensuite d’accepter d’apprendre, comme si l’on était un enfant qui commence à marcher ou à parler, à aimer petit à petit –en commençant par apprendre à s’aimer soi.
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